Premium Beauty News - Toute votre recherche vise à comprendre les phénomènes biologiques mis en jeu dans la production du parfum des roses. Pouvez-vous en résumer le cheminement ?
Sylvie Baudino - Nos équipes travaillent sur les parfums du rosier, mais aussi sur d’autres modèles comme celui de la lavande, du figuier ou du pélargonium, qui produit du géraniol utilisé par les industries du parfum et de la cosmétique. Le géraniol est impliqué dans l’odeur typique de la rose et est synthétisé de manière originale par le rosier.
Notre recherche s’attache à la diversité des parfums, c’est à dire celles des composés qui sont émis par une grande variété de rosiers. On sait qu’il a existé plus de 35000 variétés de rosiers, dont plusieurs milliers subsistent aujourd’hui. Les roses ne diffusent pas toutes la même quantité de parfum et peuvent produire des molécules en proportion variable. Leurs odeurs présentent des caractéristiques différentes (notes de thé, de myrrhe, de fruit, de girofle…). Nous cherchons à caractériser cette diversité en étudiant les voies de biosynthèse.
Premium Beauty News - Comment les phénomènes de production de parfum s’opèrent-ils au niveau moléculaire ?
Sylvie Baudino - Le phénomène est complexe et je simplifie. Lorsqu’une rose produit du parfum, cette activité se situe majoritairement au niveau des pétales, qui sont les organes de la fleur qui attirent les insectes pollinisateurs. Les pétales sont constitués de cellules que l’on peut considérer comme des « usines à parfum ». Dans les cellules se trouvent des enzymes qui travaillent à cette production d’odeurs. Selon les variétés, elles sont plus ou moins actives.
Pour aller plus loin et comprendre pourquoi certaines variétés produisent du parfum alors que d’autres non, nous étudions les gènes qui fabriquent ces enzymes. Nous avons constaté que les roses parfumées combinent plusieurs molécules. Certaines sont perceptibles par l’homme, même si, à l’origine, elles ciblent les insectes pollinisateurs. On peut opérer des sélections de rose à partir du critère du parfum, qui provient de ces réactions biologiques.
Premium Beauty News - Quelle est la particularité de la rose par rapport à d’autres plantes ?
Sylvie Baudino - Nous nous sommes particulièrement intéressés aux molécules emblématiques de la rose que sont les monoterpènes, le géraniol et ses dérivés comme le citronellol. En 2015, nous avons publié nos résultats dans la revue Science. Nous avons montré que la rose emprunte une voie de biosynthèse originale, qui met en jeu une enzyme appelée NUDX1 appartenant à la famille des Nudix hydrolases. Jusqu’alors cette enzyme était inconnue dans la fabrication du parfum. Par la suite, d’autres équipes ont montré que ces Nudix hydrolases jouent aussi un rôle dans la fabrication du parfum chez d’autres plantes, qui empruntent donc la même voie de biosynthèse que la rose.
Premium Beauty News - Sur quels axes travaillez-vous actuellement avec votre équipe ?
Sylvie Baudino - Nous étudions les phénomènes à l’œuvre dans les espèces de rosiers sauvages, qui sont au nombre de 150 environ, dont fait partie l’églantier (Rosa canina) qui pousse en France. La Chine apparaît comme le berceau de ces roses sauvages. L’homme a opéré dès l’Antiquité des croisements à partir de ces rosiers sauvages, probablement uniquement à partir d’une dizaine d’espèces, mais c’est surtout au 19e siècle que les obtenteurs ont été très productifs.
Nous avons montré que la voie de synthèse mise à jour chez les roses cultivées était déjà présente à l’état sauvage. Elle fait intervenir des éléments génétiques appelés transposons, qui déplacent des gènes d’un chromosome à l’autre, ce qui peut entraîner des changements marquants dans leur expression. Nos équipes ont établi que pour toute la famille des rosacées (rosier, mais aussi fraisiers, pruniers, pommiers) la synthèse des monoterpènes ne se fait pas au niveau du plaste, là où la plante réalise la photosynthèse, mais au niveau du cytosol. En 2023, ces résultats ont été publiés dans la revue PNAS.
Les recherches se poursuivent sur le gène Nudix qui est à l’origine du géraniol, et sa régulation. Nous nous posons aussi des questions sur la localisation du parfum au niveau des cellules des pétales et sur la façon dont ils est stocké, voyage dans la cellule et comment il en sort. Nous venons d’obtenir un financement de l’ANR (Agence Nationale pour la Recherche) afin d’étudier la sécrétion des composés du parfum. Nous collaborons avec différents laboratoires (IRHS Angers, Institut Fresnel Marseille), dont un laboratoire américain de l’Université de Purdue, piloté par Natalia Dudareva, pionnière dans l’étude des parfums des plantes.
Premium Beauty News - Peut-on exploiter ces découvertes dans la culture des roses ?
Sylvie Baudino - Nous collaborons avec le secteur de l’horticulture, avec des obtenteurs de roses, et en particulier la société Meilland qui a financé une partie de nos recherches. Ils s’intéressent à l’analyse des parfums dans leurs variétés de roses et cherchent à comprendre comment ce parfum est synthétisé afin d’être guidés dans leurs croisements. Le fait d’analyser les parfums et les gènes qui leur correspondent permet de prédire les chances d’obtenir des fleurs parfumées au niveau des descendances. Nous voulons mettre en évidence des marqueurs de sélection à partir des gènes de façon à faire des croisements raisonnés.
Premium Beauty News - Et plus précisément dans la culture des roses, en tant que plantes à parfums ?
Sylvie Baudino - Le domaine du parfum est plus conservateur et se focalise depuis le 19e siècle sur deux variétés de roses : Rosa centifolia (Grasse) et Rosa damascena (Bulgarie). Les variétés de centifolia et de damascena qui sont utilisées par l’industrie du parfum sont des hybrides difficiles à croiser. Ces dernières années, quelques essais d’utilisation d’autres variétés pour la production d’huile essentielle ont été effectués, en particulier en Chine, mais les résultats sont généralement confidentiels… Rosa centifolia et Rosa damascena produisent du parfum en grande quantité et ont une grande diversité de molécules odorantes. Elles sont très adaptées aux processus d’extraction qui produisent de l’absolu ou de huile essentielle.
Le centre de production en France, à Grasse est assez limité, contrairement à ceux localisés à l’étranger : en Bulgarie, Turquie, ou au Maroc. Il n’y a pas aujourd’hui de force de production en France susceptible d’interagir avec notre recherche en biosynthèse, qui se situe très en amont.
Premium Beauty News - Avez-vous été approchés par des maisons de composition ?
Sylvie Baudino - Nous avons des relations avec quelques-unes, surtout IFF via la filière LMR de Grasse, non pas sur la rose mais plutôt sur le Pelargonium.
IFF cherche à en savoir plus sur la biosynthèse, le fonctionnement des gènes, et la façon d’optimiser les croisements. Avec eux, nous nous sommes penchés sur les conditions de culture des roses en Turquie afin de déterminer comment améliorer les rendements. Parallèlement, nous nous sommes rapprochés des chercheurs bulgares qui étudient la variété Rosa damascena, qu’ils ont beaucoup multipliée. Cette diversité pourrait constituer une base de recherche intéressante.
Premium Beauty News - Votre approche intéresse-t-elle les parfumeurs ?
Sylvie Baudino - Nous dialoguons régulièrement avec les parfumeurs lors de colloques. J’ai pu aussi échanger lors de concours de roses, car nous faisions partie du même jury… L’approche des parfumeurs est un peu différente de la nôtre. Ils ne recherchent pas forcément la quantité du parfum mais plutôt l’originalité, la subtilité, la nouveauté. Nos critères de jugement diffèrent. Le développement d’un rosier pouvant s’étaler sur 15 ans, l’amélioration pour la production d’huile essentielle est difficile, sans garantie du résultat au niveau de l’odeur. Avec IFF nous sommes sur du temps long pour le Pelargonium.
Premium Beauty News - Pouvez-vous nous parler du programme Neurose « Pourquoi aimons-nous tant le parfum des roses » ?
Sylvie Baudino - Nous travaillons sur ce programme avec Nathalie Mandairon, du Centre de Recherche en Neuroscience de Lyon (CRNL). Elle est actuellement présidente du GDR 03, un groupement de recherches transdisciplinaires autour du champ Odorant-Odeur-Olfaction, dont je fais également partie.
Nous avons commencé à étudier la perception des roses, alors que l’essentiel des recherches portent plutôt sur les huiles essentielles, qui, comme vous le savez, ont une odeur différente de l’odeur de la fleur fraîche. Cela s’explique par les réactions provoquées lors de la distillation en alambic, l’apparition et la disparition de certaines molécules. Ainsi, la molécule de damascénone que l’on trouve dans l’huile essentielle, est très apprécié par les parfumeurs, mais n’existe pas au naturel. La rose fabrique uniquement des précurseurs de cette molécule.
Lors de notre étude, les participants ont répondu à des questions concernant leur perception du parfum en testant un panel de roses naturelles. Parallèlement nous avons étudié les molécules spécifiques produites par ces différentes variétés. Puis nous avons établi des relations entre l’émission de ces molécules et les réactions lors de l’olfaction. Nous allons prochainement publier ces résultats et souhaiterions pousser cette recherche au sein d’un consortium (CRNL, IRHS Angers, ESA Angers, ONIRIS Nantes), dont certains membres se sont déjà penchés sur les molécules du vin. Il y a des points communs dans ces odeurs. Nous allons mesurer par olfactomètre les réactions produites par l’odeur de chaque molécule, après avoir utilisé un chromatographe en phase gazeuse qui permet de les dissocier une par une.
Premium Beauty News - La compréhension du vivant et des phénomènes à l’échelle moléculaire pourrait-elle servir à aborder sous un autre jour la création de nouvelles molécules odorantes ?
Sylvie Baudino - La compréhension de la biosynthèse de toutes ces molécules du parfum pourrait par exemple être utilisée pour les produire par biologie de synthèse, dans des bactéries, des levures ou même des plantes.